- DOMINATION ÉCONOMIQUE
- DOMINATION ÉCONOMIQUELe concept de domination s’est imposé dans la littérature économique à partir d’un article de François Perroux («Esquisse d’une théorie de l’économie dominante», in Économie appliquée , no 2-3, 1948). Réagissant contre les conceptions classiques, qui culminent dans l’œuvre de Wilfredo Pareto, d’une économie «pure» où toutes les relations s’effectuent entre unités de force égale (qu’il s’agisse d’individus, de firmes ou de nations), l’auteur entendait remettre au centre de l’analyse économique des données et des éléments jusque-là considérés comme extra-économiques. Puisque la réalité est, en fait, un «ensemble de rapports patents ou dissimulés entre dominants et dominés», ce sont ces rapports qu’il faut saisir comme tels.L’application du concept de domination à l’étude des firmes et des groupes sociaux est une façon de renouveler la théorie des monopoles et oligopoles. Sur le plan des relations internationales, on peut également considérer qu’elle est une façon de renouveler la théorie de l’impérialisme et du colonialisme. La notion de domination est plus large que celle d’impérialisme ou de colonialisme (voire de néo-colonialisme), car elle englobe l’effet non intentionnel et quasi mécanique qu’une plus grande unité nationale ou interterritoriale exerce sur les autres, par la seule influence de sa taille ou de son activité. Un pays pourra donc être économiquement dominant mais pas forcément impérialiste. En revanche, tout pays impérialiste sera forcément dominant.Les pays dominants présentent les caractères d’une économie de plus grande dimension et de plus grande richesse que les autres. Ils tiennent une place plus importante dans les échanges commerciaux et la fourniture de capitaux. À cet égard, la notion est changeante et toute relative. Ainsi, à l’heure actuelle, le Brésil est un pays dominé par rapport aux États-Unis mais dominant par rapport au Paraguay ou à la Bolivie. De même, l’Angleterre qui jouait le rôle d’économie dominante au XIXe siècle est devenue une économie dominée par rapport aux États-Unis.Plus important est l’usage que fait un pays de sa position de domination pour imposer, volontairement ou involontairement, aux autres pays, son régime d’organisation industrielle, commerciale et bancaire, sa technologie, sa monnaie, en un mot pour se reproduire à l’extérieur.De ce point de vue, depuis la révolution industrielle et la naissance du marxisme, ce sont des systèmes politico-économiques qui ont imposé leur domination par l’intermédiaire d’un pays ou d’une coalition de pays: les États-Unis et les pays «occidentaux» (dont le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande) d’une part, l’U.R.S.S., la Chine et leurs alliés d’autre part. L’analyse qui suit montre qu’aussi longtemps qu’a duré cette division, les pays du Tiers Monde ont constitué tout l’enjeu de la «reproduction» de ces deux systèmes dans le monde, avec des nuances d’application certes très diverses.La domination commercialeDepuis les années soixante, et plus spécialement depuis la naissance en 1964 de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (C.N.U.C.E.D.), le commerce international est devenu le prisme le plus couramment utilisé pour l’analyse des relations économiques de domination entre pays développés et pays en voie de développement. Monopolisation d’une part croissante des recettes d’exportation entre les mains des premiers, dégradation des termes de l’échange aux dépens des seconds, politiques commerciales abusives et discriminatoires constituent les principaux chefs d’accusation à l’encontre des pays dominants.Participation aux échangesD’après John Stuart Mill, qui a réinterprété la théorie des coûts comparatifs de David Ricardo en termes de «valeurs d’échange» ou de gains respectifs des pays qui participent au commerce international, c’est le pays le plus pauvre qui gagne le plus. En effet, disait-il, le pays le plus riche a beaucoup plus de désirs et beaucoup plus de moyens d’achat. Le pays le plus pauvre vend donc des produits qui font l’objet d’une demande plus intense et plus payante. À l’échelle mondiale, cela signifie que les pays les plus pauvres, pour peu qu’ils participent activement à l’échange international, devraient voir augmenter progressivement leur part dans les recettes d’exportation globales. Ce bel optimisme trouve-t-il une confirmation dans les faits?En l’espace de vingt années, les échanges commerciaux se sont accrus à un rythme sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Entre 1950 et 1970, la valeur des exportations mondiales a été multipliée par 5, passant de 60 à 300 milliards de dollars environ, en prix courants. Or la part des pays du Tiers Monde dans ces exportations n’a cessé de diminuer, régressant de 30 p. 100 en 1950 à 21 p. 100 en 1960 et à 17 p. 100 en 1970. De plus, ces proportions sont artificiellement gonflées par l’inclusion des énormes recettes d’exportation de quelques pays moins développés, gros exportateurs de pétrole. De là à conclure que les pays les plus pauvres et dominés deviennent de plus en plus pauvres et dominés, il n’y a qu’un pas.Avant de le franchir, il faut cependant faire remarquer que la «dérive» commerciale du Tiers Monde résulte d’une série de facteurs qui ne sont pas défavorables au développement des pays dominés. En premier lieu, l’expansion des exportations mondiales, surtout en fin de période, a été due pour une part notable à l’intensification des échanges entre les pays de la Communauté économique européenne (C.E.E.), de l’Association européenne de libre-échange (A.E.L.E.) ainsi qu’entre les États-Unis et le Canada. En deuxième lieu, la polarisation du commerce entre les anciens pays coloniaux et leurs métropoles a nettement diminué: les échanges des pays d’outre-mer de la zone franc, qui représentaient un tiers du commerce français en 1950, n’atteignaient guère que 10 p. 100 du total en 1970; de même, la part des pays d’outre-mer de la zone sterling dans le commerce total de la Grande-Bretagne est passée de 42 p. 100 en 1950 à 23 p. 100 en 1970. Enfin et surtout, la plus ou moins grande participation des pays aux échanges internationaux n’est qu’un critère très relatif de plus ou moins grande domination économique.En effet, une économie de petite dimension sera naturellement portée à dépendre plus du commerce extérieur qu’une économie de grande dimension. On peut citer le cas extrême des Pays-Bas où, en 1970 (au prix de 1960), les exportations équivalaient à 55,5 p. 100 du produit national brut (P.N.B.) et celui des États-Unis où elles équivalaient seulement à 4,6 p. 100 du P.N.B. de ce pays, manifestement dominant. Un pourcentage du même ordre de grandeur qu’aux États-Unis se retrouve à propos de l’Inde ou du Brésil qui, des pays les moins développés, sont les principaux participants au commerce international. Ces pays influencent donc fortement les pourcentages de l’ensemble du groupe (au même titre que les pays pétroliers), tout en étant moins tributaires du commerce extérieur que les petits pays, qu’ils soient riches ou pauvres.Pour ce qui est des pays pauvres, s’ils ont perdu du terrain dans les échanges mondiaux, cela peut signifier qu’ils ont été victimes de certains effets de domination, mais aussi qu’ils ont diminué leur dépendance vis-à-vis de l’extérieur grâce à une forte progression de leur production intérieure, supérieure à celle de leurs exportations. Or c’est ce qui paraît s’être réalisé dans une trentaine de pays moins développés au cours des années soixante, alors que, dans tous les pays occidentaux sans exception et dans les pays de l’Est, la croissance des exportations a été plus vive que celle de la production. Dans la mesure où, sur cette trentaine de pays, certains comme la Syrie, la Côte-d’Ivoire, la Zambie, la Malaisie ont enregistré un taux de croissance de la production relativement élevé, on peut considérer que ces pays sont devenus moins dominés, moins dépendants du marché mondial, tout en ayant subi plus que d’autres les conséquences de la domination des grands pays commerçants sur l’orientation des courants de l’échange international.Dans la même ligne de réflexion, on peut déplorer que les pays du Tiers Monde aient moins développé leurs échanges entre eux (au taux de 5,7 p. 100 par an en moyenne entre 1960 et 1970) qu’avec le reste du monde (7,5 p. 100). Au contraire, les pays développés occidentaux ont plus accru leur interdépendance commerciale mutuelle (au taux annuel moyen, entre 1960 et 1970, de 11,1 p. 100) que leurs exportations vers le reste du monde (7,5 p. 100), tandis que les pays à économie planifiée (Chine comprise) augmentaient près de deux fois plus vite leurs exportations à l’extérieur (12 p. 100) qu’à l’intérieur (6,3 p. 100) de la zone. Ainsi sur le phénomène d’«introversion commerciale» des pays occidentaux développés se greffe un phénomène d’extraversion commerciale du reste du monde. Mais les petits pays du Tiers Monde, voire les pays de l’Est, supportent peut-être plus facilement cette extraversion que l’intensification de leur introversion avec des voisins considérés comme trop puissants et relativement plus dominants que des pays encore plus puissants mais aussi plus lointains. La diversification des pôles de domination commerciale peut donc être considérée comme une stratégie aussi valable que la rupture pure et simple avec le marché mondial – ainsi la Chine, jusqu’à ces dernières années – ou la constitution de zones régionales d’intégration commerciale.Quoi qu’il en soit, bien des nuances doivent être introduites entre le bel optimisme de Stuart Mill et le pessimisme radical de ceux qui ne voient d’autre solution à la domination commerciale que l’autarcie la plus complète. La cause de ces derniers, cependant, est loin d’être entendue, car leur analyse de la domination repose essentiellement sur la composition des échanges et l’inégalité structurelle qui régnerait entre pays exportateurs de produits de base et pays exportateurs de produits manufacturés.Composition des échangesL’argument de la domination inhérente aux échanges de produits bruts contre les produits transformés ne date pas d’hier. Déjà Richard Cantillon, dans son Essai sur la nature du commerce en général (publié vingt ans après la mort de l’auteur, survenue en 1734, et réédité en 1952), s’attristait sur le sort des pays condamnés à échanger des «produits de terre», ou «denrées», contre des draps, soieries, dentelles et autres produits de «manufactures»:«Lorsque les seigneurs et les propriétaires de terre tirent des manufactures étrangères leurs draps, leurs soieries, leurs dentelles, etc., et s’ils les paient en envoyant chez l’étranger le produit des denrées de l’État, ils diminuent par là extraordinairement la subsistance des habitants, et augmentent celle des étrangers qui deviennent souvent les ennemis de l’État [...] Si les dames de Paris se plaisent à porter des dentelles de Bruxelles, et si la France paie ces dentelles en vin de Champagne, il faudra payer le produit d’un seul arpent de lin par le produit de plus de seize mille arpents de vignes, si j’ai bien calculé [...] Je me contenterai de remarquer ici qu’on ôte dans ce commerce un grand produit de terre à la subsistance des Français, et que toutes les denrées qu’on envoie en pays étrangers, lorsqu’on n’en fait pas revenir en échange un produit également considérable, tendent à diminuer le nombre des habitants de l’État.»Prendre l’arpent de terre cultivée comme étalon des «valeurs d’échange» au sens de Stuart Mill peut paraître singulièrement démodé. Cantillon raisonne en physiocrate qui voit dans la terre la seule source de richesse. Mais cette manière de voir ne pourrait-elle pas redevenir de saison à une époque où, du fait de l’explosion démographique et de la destruction croissante des ressources naturelles pour les besoins de l’industrialisation, la crainte de pénuries alimentaires, énergétiques ou autres (eau, minerais, bois, voire air non pollué) se fait de plus en plus précise?Dans cette perspective, tout pays qui, pour s’industrialiser ou parfaire son industrialisation, achète à l’étranger des quantités croissantes de «produits de terre», végétaux, animaux ou minéraux, exerce un effet de domination non plus seulement commerciale mais proprement écologique. Pour en prendre conscience, il suffit de considérer qu’à l’heure actuelle le rythme de l’industrialisation de la planète est tel que le monde produit en trois ans plus de biens industriels que pendant toute la période qui s’est écoulée entre l’apparition de l’Homme sur la Terre et la Seconde Guerre mondiale; or, les États-Unis réalisent entre les deux tiers et les trois quarts de la production totale des pays non communistes, dans les grandes industries caractéristiques du développement technologique actuel.Il s’agit donc bien d’une domination écologique; si tous les peuples de la Terre consommaient la même quantité de ressources physiques que l’économie américaine actuelle, cela signifierait un épuisement «immédiat» (abstraction faite de l’existence de ressources renouvelables et de la possibilité de création de produits de substitution) des disponibilités mondiales en eau et en bois et des ressources connues de fer, de cuivre, de soufre et de bien d’autres minéraux; seules les ressources connues de pétrole ne seraient pas «immédiatement» épuisées, du moins ne dureraient pas au-delà de six ans!Malgré des simplifications de présentation, l’hypothèse d’un risque croissant de domination écologique mondiale par une poignée de pays hyper-industrialisés permet de surmonter certaines faiblesses des analyses centrées sur l’existence d’une dégradation des termes de l’échange entre pays dominants et pays dominés. Ces analyses reposent sur la constatation que les pays moins développés exportent surtout des produits de base et les pays développés surtout des produits manufacturés. Or il s’avérerait que les premiers devraient exporter des quantités croissantes de leurs produits pour acheter la même quantité de produits des seconds. Les valeurs d’échange, calculées en monnaie par unités exportées et non plus en arpents de terre, évolueraient à l’inverse de la tendance prédite par Stuart Mill.De nombreuses explications ont été proposées de ce phénomène, la plus radicale étant que «les termes de l’échange obéissent à une disparité préétablie par l’impérialisme mondial» (tel est le titre d’un article d’Arghiri Emmanuel paru dans Le Monde diplomatique , avr. 1972). La faiblesse de cette théorie provient du fait qu’en raison de difficultés statistiques proprement insurmontables la baisse structurelle et séculaire des termes de l’échange des pays sous-développés n’a pas encore été prouvée de façon irrécusable. On a d’abord dû renoncer à mesurer les termes de l’échange de produits comme le cacao, le sucre ou le cuivre dont la «valeur unitaire» peut varier du simple au double ou au triple en l’espace de quelques mois: dans ces conditions, le choix de l’année de référence peut changer les résultats du tout au tout. On s’est ensuite avisé que le calcul de la valeur unitaire (le prix d’un kilo ou d’une tonne de produits exportés) de nombreux produits manufacturés perdait toute signification par suite de phénomènes tels que la miniaturisation (une tonne de radios T.S.F. de 1930 est très différente d’une tonne de transistors de 1973). On en est donc venu à étudier les termes de l’échange d’un pays ou d’un groupe de pays par rapport à un autre groupe de pays. Mais quelle conclusion en tirera-t-on si l’on constate que la dégradation joue aussi bien dans les échanges entre pays sous-développés (ou entre certains d’entre eux, sous l’influence de l’augmentation du prix du pétrole brut par exemple) qu’entre ceux-ci et les pays développés dominants? Il faut regarder au-delà.Où donc trouver la preuve irréfutable d’un véritable pillage du Tiers Monde par les pays dominants, c’est-à-dire par les États-Unis mais aussi par les pays de la C.E.E. qui sont les premiers importateurs mondiaux de produits de base en provenance des pays moins développés (dont les pays pétroliers)? Moins dans les prix d’exportation des produits bruts évoluant à la baisse que dans l’incapacité du marché international à servir de régulateur des équilibres écologiques de la planète. Car s’il est vrai que les hausses de prix à l’importation de ces «produits de terre» que sont le pétrole, le cuivre, la viande ou le vin avertissent les pays dominants qu’ils pourraient être bientôt affrontés à des pénuries irrémédiables de ressources naturelles, elles ne sont pas telles qu’en soit profondément freinée leur passion d’enrichissement et d’industrialisation à outrance. Du temps de Cantillon (précurseur des théories psychologiques du commerce international), le goût immodéré des dames de Paris pour les dentelles de Bruxelles était le seul régulateur du marché. À l’heure actuelle, le goût immodéré pour les automobiles par exemple opère de même; mais au moment où des prix prohibitifs du carburant viendront le modérer, certains équilibres écologiques auront sans doute été détruits à jamais. Alors les habitants des pays dominés se trouveront dépossédés à la fois d’une partie de leur subsistance, du symbole de civilisation auquel ils aspiraient (l’automobile) et des instruments mêmes de leur industrialisation et de leur développement. Le pillage de la planète par les pays dominants doit être entendu au sens propre, comme celui d’une bande mieux armée qui ravage au plus vite une ville que l’on sait vouée à la destruction et non pas d’une société de techniciens de la haute finance (capables d’opérer la «péréquation des profits», selon le vocabulaire d’Emmanuel), du marketing et de la pression collective (fût-ce celle des syndicats, comme le prétend également Emmanuel).Pour enrayer le pillage et permettre aux pays dominés de transformer eux-mêmes et pour eux-mêmes leurs «produits de terre», plusieurs solutions peuvent être envisagées.Politiques commercialesLa solution orthodoxe est celle que préconise Ricardo d’une entière liberté du commerce permettant de réaliser une meilleure distribution du travail à l’échelle mondiale.Confinée dans une perspective d’économie «pure» et incapable de concevoir la possibilité économique de relations de domination entre les pays qui participent à l’échange, la vision ricardienne de la division internationale du travail ne doit toutefois pas être reléguée sans examen au rayon des abstractions périmées. Rendue plus opérationnelle par la mise à jour de la «loi de proportion des facteurs» par deux économistes suédois E. F. Hecksher et B. Ohlin, elle peut inspirer des politiques commerciales visant non seulement à assurer le bien-être des consommateurs, mais aussi le plein emploi et un meilleur emploi des producteurs, sur place , la mobilité des marchandises étant un substitut à la moindre mobilité du capital et des travailleurs.L’Angleterre de Ricardo ne connaissait pas encore sur une grande échelle cette forme patente de domination qui consiste à importer de la main-d’œuvre étrangère pour lui faire effectuer au moindre coût les tâches auxquelles les autochtones ne veulent plus être astreints parce qu’elles sont trop pénibles ou trop salissantes. L’Angleterre avait connu (mais l’opinion publique ne s’en était vraiment émue qu’après un siècle et demi) la division du travail consistant à transporter des millions d’esclaves noirs aux Îles et aux Amériques pour assurer des produits meilleur marché aux consommateurs et des profits de monopole aux compagnies de navigation de l’économie dominante. Mais Ricardo, Stuart Mill et leurs successeurs étaient contre le capitalisme colonial et le travail des esclaves, pour le capitalisme industriel et le travail salarié. Ils n’auraient donc pas été opposés à une politique d’ouverture de l’Angleterre aux produits fabriqués dans les pays «à bas salaires» (encore que, peut-être parce qu’il ne la comptait pas au nombre des «nations du monde civilisé», Ricardo omette soigneusement de prendre en considération l’avantage comparatif de l’Inde dans la fabrication des cotonnades; il est vrai que l’artisanat textile indien avait été systématiquement détruit au siècle précédent, celui du capitalisme colonial). Cette solution leur aurait sans doute paru préférable à celle de l’importation de main-d’œuvre à la place des produits. En tout cas, l’application honnête de la loi des «coûts comparatifs» comme de celle de «proportion des facteurs» devrait logiquement conduire à récuser une politique d’exportation du chômage – la forme de domination la plus redoutable pour les pays où sévit l’explosion démographique – par le biais de la fermeture des frontières aux importations à fort contenu de travail.En contradiction ouverte avec l’orthodoxie ricardienne dont ils font pourtant profession (à l’Ouest mais aussi à l’Est par la planification de la «division internationale du travail socialiste»), les pays dominants ont au contraire pour habitude d’ouvrir les frontières aux produits de base non concurrents des leurs et aux seuls produits manufacturés à fort contenu de capital. Ils se montrent beaucoup plus restrictifs sinon franchement protectionnistes dans le secteur des importations de produits agricoles concurrents, de textiles, de chaussures, etc. Ou bien ils n’ouvriront leurs frontières par l’instauration d’unions douanières ou de zones de libre-échange qu’aux pays «civilisés» (il est significatif que la zone de libre-échange C.E.E.-Afrique héritée du système colonial soit attaquée de toutes parts), c’est-à-dire aux pays ayant atteint des niveaux de développement à peu près comparables. Il en résultera une discrimination commerciale à l’encontre des tiers dont se plaindront d’autres pays dominants, avec qui on acceptera rapidement d’entrer en négociation (Tokyo Round); mais ce sont en réalité les pays dominés qui risquent d’en faire les frais par une extension du chômage et du sous-emploi si les prix de leurs exportations à fort contenu de travail continuent à être considérés comme «anormaux» et accusés de dumping social .Ainsi, à la domination écologique, due à la structure des échanges mondiaux, faut-il ajouter la domination par l’emploi, due à des politiques volontairement ou involontairement discriminatoires. La seconde amplifie les effets de la première puisque les restrictions tarifaires et non tarifaires à l’importation dans les pays dominants de produits manufacturés à fort contenu de travail incitent les pays dominés à se limiter à l’exportation des «produits de terre» typiquement tropicaux (café, cacao, thé, bananes), des matières premières agricoles non transformées (coton, jute, caoutchouc) et des produits miniers (pétrole, métaux ferreux et non ferreux), tous produits dont l’exportation à outrance pose à la fois des problèmes d’emploi et de subsistance.Aux pays qui voudraient s’extraire de l’engrenage, quelle solution universellement applicable faut-il proposer? L’autarcie? Elle est impraticable pour les petits pays, qui sont la majorité dans l’immense périmètre du Tiers Monde. L’intégration régionale? Les risques de domination à l’intérieur de la zone ne sont pas à sous-estimer. L’adhésion au camp socialiste ou au camp capitaliste? Encore faut-il que le premier lève les rideaux de fer qui l’entourent de toute part et que le second ne soit pas gravement infidèle à la logique de ses fondateurs et prophètes de l’avènement d’«une seule et grande société» des peuples à l’échelle mondiale.La domination monétaireDans le monde capitaliste, la monnaie est mise au service de la multilatéralisation des échanges: ce n’est donc qu’un instrument second de domination, alternativement reflet et «voile» de la domination commerciale.Dans les pays de l’Est, au contraire, la monnaie est restée jusqu’à ces dernières années un rempart des souverainetés nationales: elle n’est pas librement convertible et les cours du change sont détachés du marché. Cela n’est pas sans susciter de graves obstacles sur la voie de l’instauration d’une «division internationale du travail socialiste» (dont les lettres de noblesse ont été déposées en 1962), car l’absence d’une monnaie réellement internationale ne peut être logiquement compensée que par une dose supplémentaire de supranationalité au niveau politique. Les pays du Conseil d’assistance économique mutuelle (C.A.E.M.) ont, jusqu’à présent, résisté à cette logique qui risquerait trop de consacrer la domination soviétique sur l’ensemble de la zone, et le «programme complexe» d’intégration économique adopté par la 25e session du C.A.E.M. (juill. 1971) semble plutôt indiquer que le système monétaire des pays socialistes européens aura de plus en plus tendance à se modeler sur celui des pays capitalistes. L’analyse peut donc être centrée sur ce dernier système.Système de l’étalon-orQue la monnaie soit le reflet de la domination commerciale, il suffit, pour s’en convaincre, de voir comment Cantillon, dans son Essai sur la nature du commerce en général , dont les prémisses ont été évoquées ci-dessus, conclut le raisonnement:«Si on est dans l’habitude d’attirer l’or et l’argent de l’étranger par l’exportation des denrées et des produits de l’État, comme des blés, des vins, des laines, etc., [...] cela ne laissera pas d’enrichir l’État aux dépens du décroissement des peuples; mais si on attire l’or et l’argent de l’étranger, en échange du travail des habitants, comme des manufactures et des ouvrages où il entre peu de produits de terre, cela enrichira cet État utilement et essentiellement.»Bien qu’il soit marqué par les conceptions mercantilistes de l’époque, ce raisonnement est une parfaite illustration de la politique qui a été pratiquée par la Grande-Bretagne au temps de sa domination sur l’économie mondiale. Car les spécialistes s’accordent généralement à penser que le régime de l’étalon-or, qui n’a jamais été sanctionné par un accord international en bonne et due forme, n’a pu fonctionner que parce qu’il était fortement centralisé et dominé par la Banque d’Angleterre, qui dictait à l’ensemble du système les politiques monétaires propres à assurer son équilibre. Or la Grande-Bretagne n’aurait pu assumer ce rôle si elle n’avait pas été la première puissance industrielle et commerciale du monde.L’étalon-or-dollarDe même que la livre sterling est devenue une monnaie internationale de réserve sous le régime de l’étalon-or, le dollar s’est pratiquement substitué au sterling dans cette fonction après la Seconde Guerre mondiale. Exerce-t-il pour autant un pouvoir de domination sur l’économie mondiale? Ceux qui l’affirment se fondent habituellement sur la constatation que le système de l’étalon-or-dollar affranchit l’économie américaine de l’obligation de lutter contre un déficit de sa balance des paiements.Jusque vers le milieu des années soixante, ce privilège des États-Unis ne paraissait pas exorbitant. Le monde avait un besoin presque pathologique de dollars qui, du point de vue des banques centrales, ont le mérite de produire des intérêts, à la différence de l’or. On ne prêtait guère attention au fait que la latitude laissée aux États-Unis d’encourir des déficits illimités leur permettait soit de consommer toujours plus de richesses et de vivre impunément au-dessus de leurs moyens, soit d’exporter des capitaux pour «acheter» – ou piller? – les ressources productives du reste du monde.En réalité, le déficit de la balance commerciale des États-Unis n’est apparu qu’après 1970. Jusque-là, les États-Unis ont donc concouru à développer la capacité de production du reste du monde en exportant plus de biens réels et de services qu’ils n’en importaient. Par ailleurs, en exportant des capitaux à long terme, financés par un déficit extérieur à court terme (grâce au mécanisme fameux de la «double pyramide» de crédits décrit par Jacques Rueff), les États-Unis ont rempli une fonction bancaire de «transformation», très favorable à l’expansion des échanges internationaux (sinon à leur orientation et à leur structure, mais cela nous renvoie au problème précédent).Les anomalies du système sont apparues au moment où les particuliers et les banques centrales ont commencé à être saturés de dollars, c’est-à-dire à partir de la dernière moitié des années soixante. Cela s’est manifesté par des demandes répétées de conversion de dollars en or par les banques centrales et par l’augmentation des achats de métal précieux par les particuliers. Dans une telle conjoncture, l’économie américaine s’est vue soumise à des contraintes extérieures et les États-Unis, pour limiter leur déficit des paiements, durent pratiquer des politiques du taux de l’intérêt et des sorties de capitaux qui les forcèrent à renoncer à d’autres objectifs, externes et internes.Les données du problème ont été radicalement modifiées quand, le 15 août 1971, les États-Unis ont dévalué et supprimé la convertibilité en or du dollar. Désormais, si les banques centrales continuent à accumuler des «balances dollar» provenant de nouveaux déficits américains (ou de cessions de dollars par les particuliers), l’économie américaine est totalement affranchie de toute contrainte monétaire extérieure: même s’il n’inspire plus confiance, le dollar retrouve sa position dominante. Dans le domaine commercial cependant, la situation est peut-être inversée. La prolongation d’un déficit de la balance commerciale américaine, malgré la dévaluation, pourrait signifier que les États-Unis sont en passe d’être dominés par des producteurs japonais ou européens plus compétitifs, même dans les secteurs de pointe. Mais elle signifie en même temps que les États-Unis s’arrogent le droit d’importer plus de biens réels que la normale en les finançant avec de la monnaie de singe et en relançant indéfiniment l’inflation mondiale.De plus, un pays déficitaire est en meilleure position de négociation pour demander une libéralisation plus poussée des échanges que des pays excédentaires: il peut faire pression dans le sens d’une moindre réciprocité des concessions accordées (surtout s’il a à se plaindre d’être discriminé par des floraisons de marchés communs et de zones tarifaires préférentielles); il peut lier la solution des problèmes commerciaux à celle des problèmes monétaires et abolir, au besoin par une série de dévaluations, les avantages commerciaux concédés du bout des lèvres; il peut également lier la solution des problèmes commerciaux et monétaires à des problèmes de défense et de stratégie mondiale. La nécessité d’un plan de défense «globale» et passablement hétéroclite n’en paraît pas moins sonner le glas de la monarchie absolue du dollar.La domination du capitalQu’il soit étatisé ou détenu par des personnes privées, le capital industriel et financier d’un pays peut exercer des effets de domination non seulement par les relations commerciales et monétaires qu’il suscite, mais aussi par les modèles de production, d’organisation, de consommation, voire les modèles culturels qu’il projette sur le reste du monde.À cet égard, les instruments privilégiés du capitalisme occidental sont les investissements étrangers et les transferts de capitaux publics. Les pays socialistes, quant à eux, ne font usage de ces instruments de domination qu’avec beaucoup plus de parcimonie, et la projection des modèles qu’ils proposent emprunte surtout les voies de la propagande idéologique (Tiers Monde) ou de l’intégration politique (C.A.E.M.). Ce type de domination déborde donc le champ des rapports proprement économiques entre pays et ne sera pas directement traité.Les investissements étrangersDepuis quelques années, une énorme littérature a été consacrée à l’activité, aussi bien dans les pays développés que dans le Tiers Monde, des investisseurs étrangers et plus particulièrement des firmes multinationales dont la majorité sont d’origine américaine. En réalité, la valeur comptable des investissements à l’étranger des États-Unis, comparée à un produit national supérieur à 1 000 milliards de dollars, est très inférieure à celle, supérieure au produit national, des investissements britanniques et même français à l’étranger en 1914, à l’époque où Lénine rédigeait L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme . Mais le trait nouveau des investissements actuels à l’étranger est qu’ils ne s’effectuent plus guère sous forme de placements (de rentes de «pères de famille») mais, la plupart du temps, dans un but de contrôle, sous forme d’investissements directs.Les avantages et les inconvénients des investissements directs, tels que la théorie les énumère, sont bien connus. Dans une première phase, ils créent des emplois supplémentaires, introduisent une technique de production et de gestion peu connue, favorisent un climat de compétition et l’esprit d’entreprise, dégagent des profits taxables à un taux supérieur à celui des entreprises nationales, remplacent les importations et économisent des devises. En sens contraire, les filiales des entreprises étrangères peuvent éliminer, par une concurrence au couteau, les entreprises locales, se réserver un quasi-monopole dans les secteurs de pointe, rapatrier une portion élevée des bénéfices dans une seconde phase, financer leurs investissements à l’aide de capitaux locaux et aggraver donc, à terme, les problèmes de l’équilibre de la balance des paiements du pays hôte.De notre point de vue, le véritable effet de domination qui est exercé par les filiales de sociétés étrangères n’est pas d’abord d’ordre financier ni même monétaire (spéculations sur le marché de l’eurodollar, par exemple). Il réside dans le fait que ces filiales déterminent des profils de la production et de la demande (effet de démonstration), des modes de répartition des revenus et même des politiques fiscales, tarifaires, monétaires, qui peuvent être contraires aux véritables exigences du développement des pays hôtes. Quand ces pays sont déjà relativement développés, comme c’est le cas des pays européens (à l’Est comme à l’Ouest), l’effet de domination peut être plus facilement combattu ou corrigé. Il n’en va pas de même dans les pays du Tiers Monde: là, l’exploitation des matières premières ou l’industrialisation dans le secteur manufacturier par des filiales de firmes étrangères provoquent l’exportation de la technologie qui prévaut dans les pays hyper-industrialisés et risquent d’aggraver les problèmes d’emploi, d’exploitation de la main-d’œuvre et de destruction des ressources naturelles. C’est précisément en ce sens que le développement capitaliste, en se reproduisant à l’extérieur des pays dominants, produit le sous-développement.Les transferts de capitaux publicsDes remarques du même ordre peuvent être faites à propos de ce que l’on a coutume d’appeler l’«aide publique au développement». Peu importent son volume, ses conditions financières, ses visées commerciales ou stratégiques, le fait qu’elle profite plus, financièrement et diplomatiquement, aux pays donneurs qu’aux pays bénéficiaires. L’important, ce sont les modèles de développement qu’elle véhicule. Comme l’écrivait Ivan Illich:«Chaque voiture que le Brésil met sur la route dénie à cinquante personnes un bon transport par autobus. Chaque réfrigérateur mis sur le marché réduit la chance de construire une chambre froide pour toute la communauté. Chaque dollar dépensé en Amérique latine pour des docteurs et des hôpitaux coûte une centaine de vies, pour adopter la formule de Jorge de Ahumada, le brillant économiste chilien. Si chaque dollar avait été dépensé pour fournir de l’eau potable, on aurait pu sauver des centaines de vies. Chaque dollar dépensé pour l’enseignement signifie plus de privilèges pour un petit nombre aux dépens de la grande majorité; au mieux, il augmente le nombre de ceux qui, avant de quitter l’école, ont appris que ceux qui restent plus longtemps ont par là le droit à plus de pouvoir, plus d’argent, plus de prestige. Ce que fait un pareil enseignement, c’est d’apprendre la supériorité de ceux qui sont plus scolarisés.» («Le Tiers Monde peut faire autrement», Analyse et prévision , t. IX, no 6, juin 1970.)Les pays sous-développés devraient-ils donc refuser l’aide des pays développés? La plupart du temps, la question est plutôt de savoir s’ils devraient remplacer l’aide des pays capitalistes par celle des pays socialistes. Mais le spectacle de ce qui se passe à Cuba ou en Égypte, comparé à ce qui se passe à Formose ou en Côte-d’Ivoire, pourrait leur faire craindre de tomber de Charybde en Scylla.Finalement, l’analyse des rapports économiques entre pays dominants et pays dominés, même s’ils se parent des plumes de la coopération internationale, conduit à souhaiter que la domination des systèmes cède le pas à une vision plus juste des seules exigences propres à assurer la survie de l’humanité: nourrir les hommes, soigner les hommes, libérer les esclaves, comme le proposait déjà Perroux, en 1958, dans son livre, La Coexistence pacifique .
Encyclopédie Universelle. 2012.